Rav Nahum Botschko : Chemini – le travail de tri
Une seule fois, dans toute la Thora, Hachem a parlé à Aharon seul : lorsqu’il lui a signifié l’interdiction pour les cohanim d’entrer ivres dans le sanctuaire [1].
« Hachem parla à Aharon pour dire : vin et alcool ne bois pas toi et tes fils avec toi quand vous venez au-dedans de la Tente de Rencontre – et vous ne mourrez pas. »
Les cohanim sont interdits de service lorsqu’ils sont ivres et il leur est défendu de présenter les offrandes en cet état.
Un interdit similaire s’applique d’ailleurs à tout Israël puisque, on le sait, les hommes de la Grande Assemblée ont établi la liturgie des prières en correspondance avec celle des offrandes régulières. Il nous est donc défendu de prier ivre.
La guémara énonce laconiquement[2] :
« Prier étant ivre c’est comme s’adonner à un culte étranger. »
Les commentateurs classiques donnent plusieurs motifs de cette interdiction.
Tout d’abord le ‘Etz Yossef[3] qui énonce que celui qui est ivre est incapable d’orienter convenablement la visée de sa prière.
Rabbi Chlomo ben Adreth, dit « le Rachba », commente plus profondément :
« Il est bien connu que l’ivresse brouille les idées, au point de conduire jusqu’à reconnaître le mensonge comme vérité et à proférer des pensées hérétiques… c’est une conduite véritablement idolâtre et celui qui se tient debout en prière alors qu’il est ivre peut en venir à des représentations trompeuses… »
Dans son commentaire sur le rituel des prières, ‘Olath Réïya, le rav Kook va plus loin encore[4] :
« … car la raison l’essentielle pour laquelle celui qui est ivre ne doit pas prier tient au fait que la prière est une élévation semblable à une offrande à Dieu. Or lorsque s’y attache quelque chose de mal, cela revient à présenter sur l’autel suprême une chose indigne de la sainteté. »
L’ivrogne, pour ainsi dire, présente une offrande frappée d’un défaut invalidant.
Le dénominateur commun entre ses diverses explications est qu’aussi bien dans le culte des offrandes que dans celui de la prière, l’homme se tient devant son Créateur et il faut qu’il soit totalement lucide et sachant pleinement ce qu’il fait ; sinon, le culte qu’il rend sera nécessairement entaché de défaut.
Cette même lucidité claire et limpide doit nous accompagner non seulement dans la prière mais tout au long du jour. En témoigne la suite des versets de l’adresse à Aharon déjà citée :
« et afin de distinguer entre le saint et le profane, et entre l’impur et le pur et pour enseigner aux Enfants d’Israël toutes les lois qu’Hachem a formulées à leur intention… »
En effet, la fonction des cohanim, outre le service cultuel dans le sanctuaire, consiste à distinguer et à séparer et en conséquence de cette œuvre de distinction d’être à même d’enseigner aux Enfants d’Israël. Telle est aussi la bénédiction que Moïse donnera à la tribu de Lévi[5] :
« Ils enseigneront Tes lois à Jacob et Ta Thora à Israël »
Mais en vérité le rôle d’enseigner à autrui ne revient pas aux seuls cohanim. Chacun d’entre nous doit assumer la charge d’enseigner la Thora. À ses enfants, à ses élèves, à tout son entourage et, en tout premier lieu, à lui-même.
Cette étude et cette clarification font la nature essentielle de l’homme. Elle est la da‘at, cette capacité de connaissance qu’on appelle l’entendement dont il a été gratifié par le Créateur et qui distingue l’homme de toutes les autres créatures et dont il lui appartient de se servir pour connaître son Créateur et pour agir dans le monde. Nous remercions le Saint béni soit-Il pour cette capacité de connaître dans la première des bénédictions centrales des prières quotidiennes, ce qui nous permet d’en apprécier la valeur et l’importance[6]. C’est dans cette bénédiction que nous insérons, au sortir du chabbat, la supplique concernant la séparation et la distinction – car sans entendement, il n’y aurait nulle capacité de distinction – et nous considérons la manière dans Il distingue et sépare le chabbat des les jours ouvrables, le saint du profane, la lumière de l’obscurité, Israël d’entre les peuples et entre tous les niveaux d’existence qui font la réalité.
En quoi consiste le « travail de tri » qui incombe à l’homme ?
La première étape est décrite par rabbi Mochè Hayyim Luzzatto dans le 3ème chapitre du Sentier de rectitude qui compare l’homme pécheur à quelqu’un qui marche dans l’obscurité et qui, par la force de l’habitude, ne prête guère attention au fait même qu’il marche dans l’obscurité. Un tel homme a besoin de quelqu’un qui le guide et lui explique l’erreur qu’il commet et qui lui montre le bon chemin, le chemin éclairé.
Mais en vérité, les choses sont plus complexes. Plus nous progressons dans le service de Dieu, plus nous nous heurtons à des situations compliquées où lumière et obscurité semblent régner de concert. Il est très difficile de distinguer entre vérité et mensonge, ce qui est bien et ce qui ne l’est pas et quel est le chemin que nous devons prendre. Là, l’homme doit mettre à contribution sa capacité d’entendement et séparer le lumière de l’obscurité et établir pour lui-même la distinction entre le bien et le mal.
Nous rencontrons aussi cette idée de tri, par exemple, dans le cadre des travaux interdits le chabbat où il nous est seulement permis de séparer la nourriture d’avec le rebut. Telle est notre fonction sur terre. Séparer, distinguer le bien du mal. Savoir distinguer même dans les situations les plus complexes le chemin qu’il convient de suivre.
Citons, pour terminer, ces propos du rav Kook[7] :
« Lorsqu’on est occupé aux conduites du repentir, il importe de définir au mieux la nature du bien et du mal afin que le remords et la commotion de la volonté provoqués par le passage du positif au négatif s’appliquent seulement au mal et non au bien. Et plus encore faut-il clarifier le bien enfoui dans les profondeurs du mal afin de le renforcer. »
Traduit par Rav E. Simsovic
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[1] Lévitique 10, 8-9.
[2] Bérakhot 31b.
[3] Commentaire sur le ‘Eyn Ya‘aqov, recueil des aggadoth du Talmud.
[4] Volume 1, page 440.
[5] Deutéronome 33, 10.
[6] C’est aussi la première des bénédictions matinales : « qui a donné au coq l’intelligence de distinguer entre le jour et la nuit ».
[7] Orot Hatéchouva 9, 5.