Rav Nahum Botschko : Bamidbar – Le dénombrement, pourquoi ?
« Faites le relevé de toute l’assemblée des enfants d’Israël, selon leurs familles et leurs maisons paternelles… »
Or, ce dénombrement ne concerne pas le peuple tout entier, hommes, femmes et enfants, mais seulement les hommes de vingt ans et plus.
À quel besoin ce dénombrement répond-il ? Pourquoi est-il réservé aux seuls hommes et pourquoi seulement à ceux de vingt ans et plus ?
Le Rachbam[1] répond (verset 2) :
« C’est parce qu’ils doivent venir maintenant en Eretz Israël et que ceux de vingt ans sont aptes au service militaire – en effet, au vingtième jour du deuxième mois la nuée s’est levée, ainsi qu’il est écrit dans la paracha de Béhaălotékha, et il y est écrit : » nous partons pour le Lieu, etc. » c’est pour cela que le Saint béni soit-Il a ordonné de les dénombrer. »
En d’autres termes : le dénombrement constitue une partie des préparatifs en vue de l’entrée en Eretz Israël, ce qui rend nécessaire de vérifier le nombre des soldats. La preuve en est le discours tenu par Moïse à son beau-père Jéthro au vingt du mois d’Iyar (vingt jour après les instructions concernant le dénombrement), discours au cours duquel il l’informe du départ imminent vers Eretz Israël. Cela signifie que pour le Rachbam, le peuple d’Israël est désormais occupé aux préparatifs de la conquête d’Eretz Israël, préparatifs dont une part importante consiste à savoir combien de personnes sont susceptibles de prendre part aux combats et comment organiser l’ordre de marche des tribus rassemblées chacune autour de son étendard et de ses bannières.
Ce qui signifie aussi que le peuple d’Israël se voit signifié d’avoir à ne pas s’en remettre aux miracles. Bien que la sortie d’Égypte et la marche au désert aient été essentiellement de nature miraculeuse, la conquête du pays sera quant à elle de nature humaine et ne reposera pas fondamentalement sur des miracles surnaturels. Les préparatifs nécessaires relèvent de l’organisation concrète d’une campagne militaire et celle-ci ne peut être entreprise sans un décompte précis des effectifs. De même, Nahmanide écrit (verset 45) :
« Moïse et les princes des tribus devaient connaître le nombre des soldats et le nombre de chaque tribu et la mission qui lui sera assigné dans les plaines de Moab dans la campagne militaire, car la Thora ne s’en remet pas au miracle qui fera qu’un seul en poursuivra mille. » Pour la conquête d’Eretz Israël, le peuple d’Israël ne doit pas compter sur les miracles. Il doit opérer un renversement de sa manière de penser et comprendre que pour conquérir son pays, il devra bâtir une puissance militaire et combattre et, avec l’aide de Dieu, venir à bous de l’ennemi.
Ce changement de mode de pensée n’est pas sans danger : une armée puissante et bien organisée ne nous fera-t-elle pas oublier Dieu ? La Thora dit en effet : « tu diras en ton cœur, ma force et la puissance de ma main m’ont valu ce triomphe ! et tu devras rappeler Hachem ton Dieu, qui est Celui qui te donne la force de triompher. »
Un bon équilibre est-il possible ?
Rabbénou Nissim[2], dit « le Rann », énonce dans la dixième de ses Dissertations : Il ne faut pas croire que ce verset signifierait que ce n’est pas notre effort qui a été couronné de succès, mais que nous le devons à Dieu seul. Au contraire, il est bel et bien vrai que c’est la force de l’homme, ses qualités et ses aptitudes qui lui valent les succès qu’il remporte. Mais il doit tout autant reconnaître que cette force qui lui permet d’agir et de réussir lui vient de Dieu :
vézakharta ett Hachem Eloqékha ki hou hanotène lekha koa‘h laăssot ‘hayil ne veut pas dire tu te souviendras d’Hachem ton Dieu parce que c’est Lui qui te donne la force de triompher. vézakharta n’est pas un acte de mémoire mais de parole. Il faudrait traduire : « tu affirmeras haut et clair que c’est Hachem ton Dieu qui te donne la force de triompher ! »
Le peuple doit conquérir sa terre, y établir une société souveraine avec les institutions politiques que cela suppose, en asseoir l’économie, plantant et bâtissant, développant industrie et commerce. Et bien que ce soit à lui que reviennent l’initiative et la responsabilité, il doit savoir en toute conscience que c’est son Dieu qui donne à Son peuple les moyens de la réussite.
Tout ceci est d’ailleurs vrai dans le domaine privé tout autant que dans le domaine public. Certains croient que l’humilité consiste à se déconsidérer, à se montrer comme ne valant rien, comme si déjà nous n’étions qu’une proie de la vermine, en sursis provisoire, nuls et non avenus devant Sa Grandiose Majesté. Cette attitude est erronée et dangereuse. Elle risque d’amener l’homme à une paralysie totale, le rendant incapable de la moindre initiative, de la moindre action : « que puis-je, moi qui ne suis rien !? »
Or, nos maîtres, déjà dans le Talmud, ne cessent de nous exhorter à être conscients de nos capacités et de nos ambitions, l’humilité consistant à reconnaître que bien que nous ayons investi dans l’action le meilleur de nos efforts, c’est pourtant à Lui que nous devons le succès.
Le rav AI Kook écrit à propos de l’humilité : « Me voici » exprime à la fois l’humilité et le zèle, car celui qui est humble est plein de zèle.
* D’après une leçon du rav Hanan Porath
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[1] Rabbi Chmouel ben Méir de Ramerupt, l’un des petits-fils de Rachi et continuateur de son oeuvre.
[2] Talmudiste et décisionnaire, constituant avec le Rif, rabbi Isaac Elfassi, et le Roch, rabbénou Acher, père de l’auteur des Arba Tourim, le fondement incontournable de toute étude talmudique un peu sérieuse.