Rav Nahum Botschko – Beha’alotekha – Eldad et Medad
Les plaintes perpétuelles dont Moïse est assailli dans le désert le mènent à se tourner vers Hachem et Lui dire (Nombres xi, 14) :
« Je ne pourrai pas, moi seul, porter tout ce peuple, car il est trop lourd pour moi. »
Ce à quoi Hachem lui répond :
« Rassemble pour Moi soixante-dix hommes d’entre les Anciens d’Israël que tu sais qu’ils sont les Anciens du peuple et ses gardiens ; tu les prendras vers la Tente d’Assignation et ils s’y tiendront avec toi… »
Le récit relate alors la manière dont sont élus les soixante-dix Anciens sur qui reposera l’Esprit de prophétie et qui participeront avec Moïse à la direction du peuple. Mais voici que l’Esprit rejaillit sur deux des pressentis, Eldad et Médad, restés dans le campement en dehors de la Tente d’Assignation.
Rabbi Hayyim ben Attar, auteur du célèbre commentaire Or HaHayyim pose question sur question sur ce passage :
– Pourquoi Eldad et Médad étaient-ils restés à l’écart ?
– Pourquoi leurs noms nous ont-ils été transmis ?
– Pourquoi le texte dit-il expressément que « l’Esprit se posa sur eux » ? S’ils sont au nombre des soixante-dix Anciens, le verset a déjà dit à leur sujet que « ce fut alors que se posait sur eux l’Esprit ».
Dans le Sifré, midrach des maîtres de la Michna, ceux-ci discutent à propos d’Eldad et de Médad : étaient-ils au nombre des soixante-dix mais ont refusé, par humilité, de se joindre aux autres ? Au contraire, n’avaient-ils pas été écartés d’emblée ? En effet, Moïse avait choisi six Anciens par tribu. Ils étaient dont soixante-douze en tout. Soixante-douze bulletins furent placés dans une urne, soixante-dix portant la mention « Ancien » et deux bulletins blancs. Eldad et de Médad ont tous tiré les bulletins blancs.
Le Or HaHayyim explique : pour ceux qui affirment qu’ils sont restés à l’écart par humilité, on comprend bien pourquoi la Thora a donné leur nom. C’est parce qu’elle veut nous faire savoir qu’ils étaient connus du peuple comme personnages vertueux, considérés comme des justes. Aucun bruit suspect ne courait à leur propos et c’est pourquoi d’ailleurs l’Esprit divin se posa sur eux bien qu’ils fussent restés dans le camp au lieu de se joindre à leurs collègues dans la Tente d’Assignation. Plus encore, des autres Anciens il est dit : « ils prophétisèrent et cessèrent[1] » alors que pour Eldad et Médad le texte dit seulement : « l’Esprit se posa sur eux », sans plus, pour nous laisser entendre que la prophétie ne les a pas quittés.
Nous en apprenons qu’Eldad et Médad étaient plus que tous dignes de recevoir le don de prophétie, mais que leur extrême humilité ne leur a pas permis d’évaluer leur propre niveau spirituel à sa juste valeur ; or, ce sont justement ces mêmes vertus qui leur ont valu d’obtenir une dignité prophétique d’autant plus significative.
À la fin de la paracha, nous retrouvons ce lien particulier entre l’humilité et la valeur prophétique. Il est dit de Moïse : « or, l’homme Moïse était humble grandement, plus que tout être humain sur la face de la terre. » C’est grâce à cela, semble-t-il, qu’il a eu le mérite d’être celui dont il est dit : « bouche à bouche Je parle en lui, visiblement et non par énigmes, et l’image d’Hachem il contemplera. » Il s’agit là d’une prophétie supérieure à celle de tout autre prophète, non seulement une différence de degré, mais une différence de nature.
La prophétie nous semble chose étrangère, réservée à des êtres exceptionnels. Or, à Josué qui s’était ému de ce qui lui paraissait une incongruité : « Eldad et Médad prophétisent dans le campement ! » s’exclamant : « monseigneur Moïse, arrête-les ! », Moïse répond : « Puisse tout le peuple d’Hachem être des prophètes ! » Le livre de Samuel fait état à plusieurs reprises de l’existence de « fils de prophètes », c’est-à-dire, explique Maïmonide[2], ceux qui demandent à être initiés à la prophétie. En effet, cette dimension de prophétie est précisément ce qui singularise Israël, ainsi que le formule rabbi Juda Halévi dans le Kouzari (i, 41) en réponse au roi des Khazars qui lui demandait de lui indiquer les divers niveaux d’être des créatures.
Il y a, dit-il, la matière inerte qu’on appelle en hébreu « l’être silencieux », le végétal qu’on appelle en hébreu « ce qui bruisse », le vivant, le parlant et, enfin, le cinquième niveau dont Moïse est en Israël le représentant achevé, Moïse qui « en plus de ses nombreuses autres qualités a connu le secret de ce qui fut et de ce qui sera ».
Or, Moïse est équivalent à lui seul à tout Israël, ce qui signifie que chacun (chaque un) d’Israël possède – ne serait-ce qu’en puissance – la faculté prophétique. Cela dépend bien sûr de bien des facteurs, tels la génération, le lieu, l’époque, le niveau spirituel de l’homme… mais il est important de savoir que nous avons ce potentiel en nous et que viendra un temps où il deviendra aspiration concrète!
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[1] Tel est du moins le sens proposé par l’un des commentateurs.
[2] Lois des fondements de la Thora, chapitre 7.