Vayéra – Morale divine et conscience humaine
Rav Nahum Botschko
Article basé sur les explications des Rav S. D. Botschko et Rav Elisha Aviner
L’un des passages les plus durs et les plus complexes de la Thora est celle dite de la « ligature d’Isaac » – ‘Aqédat Yitzhaq, en hébreu – très improprement appelée en français le « sacrifice d’Isaac », ce complique encore le problème en y ajoutant un élément qui en est – en hébreu – totalement absent.
La Thora signale d’emblée qu’il s’agit d’une « épreuve » à laquelle Abraham se trouve soumis « et Elohim éprouva Abraham… », mise en évidence qui n’apparaît pas à l’occasion des neuf autres épreuves qu’Abraham a dû surmonter.
Quelle est la finalité de l’épreuve ? c’est la première question qui se pose lorsqu’on aborde l’étude de ce passage de la Thora. Quel sens cela a-t-il de demander à Abraham de faire quelque chose qui est contraire à la raison et à la morale, opposé à toutes les valeurs et à tout ce qu’Abraham s’efforce de diffuser au sein de l’humanité depuis le début de son itinéraire ?
Et pourtant, si telle était la volonté du Créateur, pourquoi Abraham s’est-il vu intimer l’ordre d’arrêter son geste au moment même où il s’apprêtait à l’accomplir ? « Ne porte pas la main sur le jeune homme !… »
La ‘Ăqéda, peut-on dire, comporte en fait deux dimensions dont la leçon reste encore pertinente de nos jours :
La morale humaine telle que nous la connaissons rejette avec dégoût l’idée du meurtre, et plus encore celle de l’infanticide, serait-ce au titre d’un culte religieux. Ce sentiment moral découle de « l’image de Dieu » qui gîte en l’homme. Mais il faut savoir que la « morale humaine » est un dispositif susceptible de nous tromper. Elle peut mener l’homme aux conduites absurdes les plus diverses. Ce qui paraît moral à celui-ci peut paraître totalement immoral à celui-là ; une valeur morale pour telle génération ou pour telle société est jugée indigne par telle autre. On pourrait citer en exemple les conceptions perverses des Nazis maudits soient-ils, qui sous des prétextes humanitaires ont interdit l’abattage rituel, qui aimaient et respectaient les bêtes et les traitaient avec beaucoup d’égards, tout en étant capables en même temps de torturer et d’exterminer des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avec une totale insensibilité. Livrer la conduite des affaires humaines à la « morale humaine » s’avère donc dangereux ; il faut nécessairement qu’existe au-dessus d’elle l’instance de l amorale divine qui ne dépende de rien.
Voici ce qu’écrit le rav Abraham Isaac Hacohen Kook זצ »ל au premier paragraphe de la section intitulée Moussar haQodech (« Morale de la sainteté ») de son grand livre Oroth haQodech, « Les lumières de la sainteté » :
« Nous sommes emplis de sentiment moral, nous aspirons à vivre une vie de pureté, …, notre vouloir intime désire que notre volonté constante soit pure et sainte, que toute l’orientation de notre vie soit clairement tournée vers l’idéal le plus sublime de la vie. Et toutes ces passions ne se réalisent que dans la mesure où nous sommes voués tout entiers, intérieurement et extérieurement à la lumière divine, à la morale divine, telle qu’elle se révèle dans la Thora, la Tradition, l’intellect et la droiture. »
Et plus loin (2ème paragraphe) :
« La morale laïque est sans profondeur et ne pénètre pas jusqu’au tréfonds de l’âme ; et bien que l’homme soit attiré par elle positivement, par le fait qu’il reconnaît la droiture de ce que propose la raison, ses enseignements sont incapables de tenir tête à l’assaut des désirs de toutes sortes lorsqu’ils se déchaînent. A fortiori cette fragile morale est-elle incapable de diriger les groupes humains en leur profondeur et leur étendue. »
C’est là la première dimension de l’épreuve de la ‘Ăqéda. Son objet est qu’Abraham et son fils Isaac lèguent à leur descendance l’absoluité de la morale divine et de sa suprématie, même si elle s’oppose à notre logique interne et à notre morale humaine. Et de fait ils sont tous deux prêts à aller jusqu’au bout de ce que Dieu réclame d’eux, acceptant de prendre sur eux sans réserve le « joug de la royauté céleste ». Mais voilà, dès lors qu’ils en ont fait la preuve, qu’ils sont parvenus au point où ils vont accomplir ce qui leur a été ordonné, retentit l’appel : « ne porte pas la main sur le jeune homme et ne lui fait pas la moindre chose ! » La morale naturelle et le sentiment humain de pitié et d’amour naturel pour les enfants font irruption, car ils sont, à la base, valeurs vraies et authentiques. Il ne convient pas, en vérité, que l’homme égorge son fils :
« La voix divine avec force, par l’intermédiaire de Son ange qui réalise Sa parole, déclare que le commandement absolu, que ce soit du côté de la justice, consistant à s’abstenir de commettre le crime de verser le sang, ou que ce soit du côté où la nature nous empêche de faire ce qui répugne aux sentiments paternels, pleins d’amour pour le fils chéri, s’applique dans toute sa plénitude. »
C’est pourquoi
« Ne porte pas la main sur le jeune homme », dans toute la sévérité de l’interdit simple et droit, et ne t’imagine pas qu’il y aurait là une opposition entre ton pur amour paternel pour ton fils chéri et ton sublime amour de Dieu. » (Commentaire ‘Olath Réïya sur le Rituel des prières quotidiennes, 1ère partie, pages 92-93)
Nos Pères, Abraham et Isaac, ont légué à toutes les générations d’Israël depuis les origines et jusqu’aux aboutissements ultimes la capacité du dévouement sans faille à la volonté de Dieu en même temps que la morale naturelle telle qu’elle s’harmonise avec la morale divine. La ‘Ăqédat Yitzhaq nous enseigne qu’il n’y a pas lieu de réfréner notre sens moral en sa pureté.
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Traduit par Rav E. Simsovic