Devarim – Les Maapilim
Rav Nahum Botschko
Les explorateurs ont commis leur forfait. Les Enfants d’Israël ont entendu le verdict sans appel : cette génération n’entrera pas dans le pays d’Israël. Or, voici que se lève une poignée d’irréductibles qui refusent de se soumettre et qui tentent de forcer la main du destin. Ils essaient de partir immédiatement à l’assaut de la terre devenue interdite.
« Vous avez pris la parole et vous m’avez déclaré : nous avons fauté contre Hachem. Nous allons monter et nous allons combattre ainsi que l’avait ordonné Hachem notre Dieu. Vous avez ceint chacun son arme et vous vous êtes apprêtés à partir à l’assaut de la montagne. Or, Hachem me dit : dis-leur “ne montez pas et ne cherchez pas à combattre car Je ne suis pas avec vous et ainsi vous ne serez pas mis en déroute par vos ennemis…. » (Deutéronome i, 41-42)
Moïse poursuit son récit et décrit la manière dont ces hommes ont refusé d’écouter les mises en garde et sont malgré tout partis à l’assaut de la montagne et ils ont, hélas ! tous été tués par les Amoréens.
En quoi la faute de ces hommes que la tradition appelle « les Maapilim[1] » a-t-elle été si grave que tous ceux qui s’en sont rendus coupables sont morts ?
Rabbi Naftali Tzvi Yéhouda Berlin, dernier directeur de la prestigieuse yéchiva de Volozhyn, auteur du commentaire Ha‘ameq Davar sur la Thora, explique :
« Tout ceci a constitué une grave remontrance pour Israël, pour enseigner que de même qu’il est interdit de se rebeller contre la parole de Dieu en faisant fi de Sa volonté, de même est-il interdit de se dresser contre Sa volonté pour accomplir ce qui semblerait être un acte de dévouement destiné à honorer Son Nom et Le magnifier… ainsi il en coûta aux Maapilim qui ont voulu monter à tout prix pour accomplir ce qui avait été Sa volonté bien qu’ils avaient été avertis de ne pas le faire. »
Même si nous sommes prêts au don de soi ultime pour la sanctification de Son Nom, nous devons nous assurer que telle est véritablement Sa volonté. Il n’y a pas de mérite au sacrifice inutile. Les Maapilim ont commis l’erreur de croire que Dieu agréerait leur acte bien qu’Il leur disait de ne pas le commettre et que le temps n’était plus – ou pas encore – à la conquête du pays parce qu’ils l’avaient auparavant rejeté.
Le Malbim et rabbi Samson Raphaël Hirsch expliquent que la volonté des Maapilim de conquérir le pays était possiblement positive et qu’elle constituait en quelque sorte une réparation et un repentir de la conduite pécheresse induite par les explorateurs, mais leur faute a été de croire qu’ils parviendraient à leurs fins par eux-mêmes, sans aide divine. Or, ceci n’est pas dans le domaine du possible : le peuple de Dieu ne peut combattre et conquérir la terre qu’avec l’aide de Dieu.
Voici ce qu’écrit le Malbim :
« Or, en cela encore ils restaient encore dans leur erreur de croire que cette guerre serait une guerre naturelle… alors Hachem leur a fait savoir que par la voie de la guerre il leur était impossible de vaincre, à moins qu’Hachem soit avec eux alors ils pourront vaincre miraculeusement, ainsi que l’annonce la Thora : “Écoute Israël, tu vas traverser le Jourdain pour venir conquérir… et tu sauras aujourd’hui qu’Hachem ton Dieu traverse devant toi…. »
C’est ainsi que le rav Hirsch explique le sens immédiat des mots : « et vous vous êtes apprêtés à partir à l’assaut de la montagne. »
« Vous avez ceint chacun son arme et vous avez cru que c’était suffisant… Vous aviez renoncé à conquérir le pays alors que vous bénéficiiez de l’aide de Dieu, et vous croyiez à présent pouvoir le faire sans Son aide !? »
Or, il se trouve que certains ont voulu prétendre que de notre temps le sionisme commettait la faute des Maapilim ; que lui aussi cherchait à conquérir la terre par la force sans « aval » céleste. Ils croient même pouvoir asseoir leur thèse sur le passage talmudique bien connu du traité de Kétouboth (page 111a) qui faut état de trois serments que Dieu a fait prêter à Israël, l’un d’entre eux étant de ne pas « monter à l’assaut de la muraille ».
En vérité, cette thèse a déjà été réfutée de bien des manières. L’une des réfutations consiste à dire que s’agissant d’un passage midrachique et non juridique, il n’a été retenu comme contraignant ni par Maïmonide ni par le Choulhan Aroukh. Une autre consiste à dire que le terme de « serments » exprime en vérité une décision de Dieu concernant le déroulement de l’histoire – et il en a effectivement été ainsi durant des centaines d’années – mais qu’il n’y a là aucun interdit. Tout autrement, dans le cas des Maapilim, il y a eu une mise en garde explicite et une interdiction spécifique valable en son temps : ne montez pas ! Mais quelques années plus tard, la génération suivante a reçu l’ordre de marche de partir à la conquête du pays. Cette conquête est un commandement positif de la Thora dont la validité est permanente pour toutes les générations et le peuple d’Israël tout entier est soumis à cette obligation : « vous prendrez possession de la terre en héritage et vous y résiderez. » Nahmanide l’a clairement expliqué. Et l’histoire elle-même a montré que la muraille qui séparait Israël de sa terre est comme tombée d’elle-même. En termes traditionnels, « le temps de pertinence de la décision divine s’est achevé ».
Mais il faut encore se rendre compte du fait que le dévouement héroïque des Maapilim, bien qu’inopportun, n’a pas été vain. En effet, les filles de Tzélofhad ont eu droit à une part spéciale dans l’héritage de la terre qui n’avait pas été énoncé d’emblée : elles ont hérité de leur père comme des fils. Dans le plaidoyer qu’elles ont exposé devant Moïse, elles ont dit : « notre père est mort dans le désert… et c’est de sa propre faute qu’il est mort. » Les rabbins se sont interrogés : quelle a été la faute de Tzélofhad ? Rabbi Yéhouda ben Beteira a enseigné (Chabbat 96b) qu’il a fait partie des Maapilim. Les filles de Tzélofhad, ayant compris que la conquête de la terre et son héritage ne pouvait se faire qu’en conformité à la volonté divine – sur l’ordre de Dieu – ont peut-être réparé ainsi la faute de leur père, et c’est sur l’ordre de Dieu qu’elles ont reçu en héritage la part de leur père.
[1] Terme qui évoque une audace proche de la témérité pour affronter une adversité dont on cherche à briser la fatalité. (NdT)