Vayigach – « Regardez vers la montagne … »
Rav Nahum Botschko
La paracha relate l’émouvante rencontre de Joseph avec ses frères et leur réconciliation. Ensuite, ils prennent leur repas ensemble et Joseph leur donne à chacun des vêtements en cadeau, et à Benjamin il en donna cinq (Genèse XIII, 22). La guémara s’étonne à ce sujet (Méguila 16a-b) : « est-il possible que ce juste trébuche sur quelque chose dont il a lui-même souffert ? » En effet, la haine de ses frères trouve son origine dans la jalousie provoquée par la préférence que Jacob a manifestée à Joseph par la tunique bigarrée qu’il lui avait faite. Rabbi Benjamin bar Yefet répond : « il lui a fait savoir par allusion qu’un fils (Mardochée) lui naîtrait qui sortirait de devant le roi revêtu de vêtements royaux. » Ce qui ne résout nullement la difficulté : en quoi cela répond-il à la question de la guémara ? La jalousie des frères à l’égard de Benjamin en serait-elle diminuée ?
Le Gaon de Vilna dit quant à lui que la valeur des vêtements des frères était égale à celle des cinq habits de Benjamin, et il n’y avait donc là nulle jalousie mais seulement l’allusion. Il appuie son affirmation sur le fait que le mot vêtement, ‘halifot en hébreu, est écrit de façon plénière (חליפוֹת) chez les frères et de façon défective (חליפֹת) chez Benjamin.
Quelques versets plus haut (verset 14) il est écrit : « et il (Joseph) tomba sur les cous[1] de Benjamin son frère et il pleura et Benjamin pleura sur ses cous. » La guémara, dans le passage cité ci-dessus, dit aussi : « rabbi Eléazar enseigne que Joseph a pleuré sur les deux sanctuaires destinés à être situés sur le territoire de Benjamin et à être détruits et que Benjamin a pleuré sur le sanctuaire de Chilo appelé à être situé sur le territoire de Joseph et à être détruit. »
Ces deux midrachim talmudiques semblent incompréhensibles, du moins du point de vue de leur rapport au texte qu’ils sont supposés commenter. Comment, de la rencontre des deux frères, sommes-nous arrivés dans l’avenir si lointain à Mardochée, au sanctuaire et aux deux Temples ?
Les sages du Talmud nous enseignent ici un principe fondamental : les récits de la Thora ne sont pas des historiettes ou des anecdotes et il ne faut en aucun cas les lire comme telles. Lorsque nous lisons le long et pénible récit des péripéties advenues aux frères de Joseph, nous devons avoir présent à l’esprit qu’il ne s’agit pas seulement d’une histoire émouvante et larmoyante qui pourrait donner lieu à un péplum hollywoodien. En arrière-plan de la rencontre personnelle entre Joseph et Benjamin se tiennent deux figures centrales de l’identité du peuple d’Israël, à la manière de deux archétypes dont les actes sont chargés de sens comme un arbre fraîchement planté est déjà lourd du poids des fruits à venir.
Dans les plis du candide cadeau de Joseph à Benjamin, la descendance de celui-ci se profile déjà et en particulier Mardochée, appelé à diriger un jour le peuple d’Israël dans l’une des périodes les plus dures de son histoire. Il sera doué d’une exceptionnelle stature spirituelle et politique et d’une non moins exceptionnelle capacité de confiance en Dieu. Il sera le délégué du peuple sur la voie de son salut d’entre les griffes de Haman, le grand oppresseur d’Israël. De même, l’embrassade des frères qui ne se sont pas vus depuis tant d’années se cache un sublime et saint sanglot de la nation qui pleure la destruction de ses sanctuaires porteurs de la Présence divine, chacun des frères pleurant sur la part de l’autre. Ils savaient qu’ils ne vivaient pas seulement leurs vies privées individuelles mais se savaient parts intégrantes de la nation d’Israël.
Ce principal fondamental présent au regard de nos pères doit être également présent dans la manière dont nous nous voyons nous-mêmes. Il ne nous est pas permis de nous réduire à ne considérer que nous-mêmes. Nous devons nous voir comme appartenant à l’identité collective d’Israël qui enjambe et transcende les générations et nous devons être conscients de la manière dont notre conduite et nos actes influent sur la collectivité tout entière. Voici ce qu’écrit à ce sujet le rav Abraham Yitzhaq Hacohen Kook :
« L’homme doit toujours se dégager de ses cadres particuliers, lesquels remplissent tout son être, de sorte que toutes ses idées tournent toujours uniquement autour de sa destinée individuelle. Ceci fait chuter l’homme dans les profondeurs de la mesquine petitesse et les souffrances physiques et morales qui découlent de cela sont infinies. Au contraire, sa pensée et sa volonté, le fondement de ses idées, doivent toujours viser en toutes les dimensions les plus globales, du monde, de l’homme, d’Israël, de l’univers entier. Alors, même sa dimension personnelle particulière en sera parfumée, de la meilleure façon. »
(Orot Haqodech, III, page 147).
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Traduit par Rav E. Simsovic
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[1] Le mot « cou » est ici au pluriel dans le texte de la Thora. Sans ce pluriel, l’exégèse talmudique n’a pas de sens.