Matot – La force de la parole prophétique
Rav Nahum Botschko
Les Tossafistes (Méguila 31b), se fondant sur la Pessiqta, enseignent – et cet enseignement a force de loi – qu’aux trois chabbatoth précédent Tichă beAv on lit des Haftaroth spéciales, dites Haftaroth de vindicte ; de ce fait, nous lirons ce chabbath le premier chapitre de Jérémie qui décrit son intronisation à la prophétie, Hachem l’invitant à aller mettre Israël en garde contre la catastrophe de la destruction de la Maison qui se prépare.
Bien que cette Haftara ait été fixée selon les critères de calendrier évoqués ci-dessus, elle n’en a pas moins un certain lien thématique avec notre paracha. Celle-ci débute par le pouvoir juridique octroyé aux chefs des tribus de délier – sous certaines conditions – les membres de leur tribu de vœux prononcés inconsidérément. Les vœux apparaissent ainsi comme extrêmement graves et on a du mal a priori à comprendre pourquoi !? Quelqu’un a dit quelques mots, se proposant de faire ou de ne pas faire quelque chose et voilà qu’il serait prisonnier de sa parole, qu’un tribunal spécial devrait se réunir pour le libérer en quelque sorte d’une obligation autrement contraignante et dont le non-respect entraînerait des conséquences gravissimes !
Ainsi la Thora, après avoir traité du cas des chefs de tribus, parle de celui du père à l’égard de sa fille, du mari à l’égard de son épouse et des hommes qui devront chercher un juge compétent pour les délier de ces vœux jugés trop pesants ! de quoi s’agit-il donc ?
Reprenons la manière dont la Thora formule les règles concernant les vœux :
« Un homme, lorsqu’il aura voué un vœu à Dieu ou qu’il aura juré un serment d’interdire une interdiction sur sa personne, il ne profanera pas sa parole, selon tout ce qui sera sorti de sa bouche, il fera. »
C’est clair : un engagement est un engagement et il faut s’y tenir. Que signifie « il ne profanera pas sa parole » ? La question se pose à cause de la tournure particulière du verbe en hébreu : lo ya‘hel dévaro. Tel qu’énoncé, ya‘hel pourrait se relier à une racine qui signifie « commencer ». Rachi explique donc qu’il faut l’entendre comme lo ye‘halel ; il ne fera pas de sa parole – considérée a priori comme reliée à la sainteté – une chose profane, vidée de sa signification. Comme le dit un des commentateurs classiques de Rachi, le Sifté Hakhamim, nous n’attachons pas d’importance aux choses profanes pour nous garder de les rendre impures et nous avons donc tendance à les dédaigner. Dans son commentaire sur le Talmud, traité Taanith 7b, Rachi précise encore : lo ya‘hel – il ne fera pas de sa parole une chose nulle et non avenue.
Il s’ensuit que lorsqu’un homme a dit quelque chose, cela possède une dimension concrète ! Qu’est-ce à dire ?
Rabbi Hayyim de Volozhyne, consacre un chapitre entier de son livre L’Âme de la vie1, à la formidable puissance de la parole. Il y rapporte les propos du prophète Amos (IV, 13) : « Car voici Celui qui forme les montagnes et crée le vent, et relate à l’homme ce qu’a été son discours. » Et rabbi Hayyim explique (page 42) :
« Le prophète interpelle l’homme, qui du fait de sa situation dans le monde inférieur, ne perçoit pas d’une manière sensible la confirmation dans l’être ou l’anéantissement que sa parole provoque dans les mondes supérieurs. L’homme pourrait, qu’à Dieu ne plaise, s’imaginer et se dire que sa parole et son discours ordinaires sont dénués de toute importance et ne tirent pas à conséquence quant à leur action sur les mondes. Qu’il sache donc que toute parole, toute conversation, même futile, tout ce que ses lèvres énoncent, rien de cela ne se perd, rien n’est vain. »
C’est dire que chacune de nos paroles, même lorsque nous ne sommes pas capables d’en mesurer l’influence, agit de façon formidable sur la réalité concrète, matérielle et spirituelle. C’est pour cela qu’un vœu possède une telle force : la parole issue de notre bouche génère quelque chose de réel.
La puissance des mots mène parfois nos Sages à formuler leur dire de manière voilée, par antiphrase, lorsqu’ils doivent énoncer des paroles chargées d’un sens négatif, de mise en garde contre un danger, un risque de châtiment que certaines conduites pourraient entraîner. Plutôt que de désigner Israël lui-même dans ces formules, ils les rapportent « aux ennemis d’Israël ». Une preuve encore de la puissance reconnue au langage peut être trouvée dans cette michna des Pirqé Avoth (II, 10) :
« Prends garde à leur braise (des Sages) pour ne pas t’y brûler… car (même) leur murmure est murmure ardent2… »
Les paroles des Sages doivent être prises au sérieux et rien de ce qu’ils disent n’est « innocent » et ceux qui « s’y frottent » inconsidérément s’y brûlent !
Peut-être est-ce là le lien entre la paracha et la haftara spéciale que nous lisons dans Jérémie ; Dieu s’adresse à lui et lui annonce : « voici, J’ai placé Mes paroles dans ta bouche, vois, Je t’ai donné mission en ce jour sur les peuples et sur les royaumes, pour arracher et démolir, détruire et renverser, construire et planter… » Est-ce Jérémie lui-même qui aura ce pouvoir ? Il est évident que le texte veut dire que cette parole prophétique énonce ce qu’il adviendra – ou, pour le dire autrement – que la dimension prophétique de ce discours en provoquera l’avènement. « En effet, explique le Malbim3, la main de Dieu désigne la force agissante à la réalisation des choses, à leur existence, leur accomplissement ou leur modification ; lorsque la prophétie viendra, Il lui adjoindra cette puissance agissante qui fera que la parole prophétique sera accompagnée d’un « messager » qui œuvrera pour déraciner et planter, détruire et rebâtir. C’est cela que signifie : « vois, j’ai placé Mes paroles dans ta bouche. » – et avec ces paroles, cette force même.
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1 Premier portique, chapitre 13. Éd. Verdier (Trad. Benjamin Gross), « le retentissement de la PAROLE », pages 41 à 45.
2 Littéralement : « de séraphin », qui est un ange de feu.
3 Rabbi Méir Leibush ben Yehiel Michal Weiser, grand-rabbin en Roumanie au XIXème siècle, l’un des plus grands commentateurs de la Bible de l’époque contemporaine.