Lekh lekha – Epouse ou sœur ?
Rav Shaoul David Botschko
« Dis que tu es ma soeur, car si tu dis que tu es mon épouse on me tuera, mais si tu dis que tu es ma soeur on voudra t’épouser et on me fera du bien en ton honneur[1] ». « On me fera du bien » signifie : on me donnera des cadeaux[2].
Ces paroles, qui semblent indignes, ont été prononcées par le premier des patriarches, Abraham.
Nachmanide, un des plus grands commentateurs de la Bible critique sévèrement Abraham :
« Sache qu’Abraham, notre ancêtre, a commis un grand péché par inadvertance d’avoir amené son épouse au devant d’une si dangereuse épreuve (elle a risqué de se faire tuer parce qu’elle refusait de céder aux avances de Pharaon; elle a été épargnée miraculeusement) à cause de la peur de se faire assassiner. Il aurait dû placer sa confiance en D ieu, qui peut le sauver, lui, sa femme et tout ce qui lui appartient »[3].
De plus, le commentaire de Rachi qui donne à penser qu’Abraham avait monté toute cette mise en scène pour s’enrichir, le présente sous un jour encore plus défavorable.
Pourtant c’est pour chacun de nous axiomatique Abraham n’était ni lâche, ni cupide. Bien au contraire, il eut le courage d’affronter la puissance de cinq rois réunis pour délivrer Loth, son neveu, et après sa victoire, la Tora témoigne du peu d’intérêt qu’il avait pour l’argent. En effet, il refusa de recevoir quelle que récompense que ce soit du peuple qu’il avait délivré en même temps que Loth :
Abraham refusa : « Je ne prendrai même pas le lacet d’une chaussure afin que tu ne dises pas c’est moi qui ai enrichi Abraham[4] ».
De plus les sages du Talmud qui débusquent les moindres travers de nos patriarches n’ont pas condamné Abraham pour son attitude dans cette histoire. Leur silence est une approbation.
L’explication du comportement d’Abraham se trouve peut être dans le sens même de son élection.
LE SENS D’UNE ELECTION
Lorsque D ieu s’adressa à Abraham pour la première fois, il lui ordonna :
« Quitte ton pays vers le pays que Je te montrerai; Je ferai de toi un grand peuple, Je te bénirai, Je grandirai ton nom et tu seras source de bénédictions[5] ».
Et Rachi explique : « Je te bénirai » signifie « Je te bénirai avec de l’argent ». Remarquons, cette bénédiction divine apparaît juste après les mots : « Je ferai de toi un grand peuple. » C’est à dire que la richesse d’Abraham est liée au fait que sa vie n’est pas seulement une élévation spirituelle individuelle par l’étude de la Thora. C’est sans doute cela, mais ce n’est pas cela uniquement. Le Hatam Sofer, dans l’introduction de ses responsa sur Yoré Déa enseigne, qu’avant Abraham, de grands personnages s’étaient déjà élevés vers D ieu. On dit même que ‘Hano’h était devenu l’égal des anges. Et si D ieu choisit Abraham, c’est parceque, lui, justement, ne va pas se contenter de sa propre élévation. Mais il accepte de jouer un rôle dans l’histoire : celui de créer un peuple. Il doit devenir une grande puissance.
Il doit être capable de devenir cette grande puissance avec toutes les tentations qu’apportent la force, l’argent et le prestige tout en dominant toutes ces tentations.
Créer un Etat, une nation conforme aux règles de la Torah, c’est cela le défi du peuple en gestation. Aussi Abraham sait-il qu’il doit être riche. Il sera l’exemple parfait que la fortune, la puissance et la gloire peuvent toutes être au service de D ieu. Abraham fera jeu égal avec les grands du monde de son époque pour libérer Loth, pour que sa maison, soit, à la croisée des chemins, le phare qui brille montrant à tous l’idéal de la force domestiquée pour la justice et la générosité.
C’est ainsi que par sa vie Abraham montre au peuple juif de l’avenir dont il était une miniature comment l’on peut être un Etat et une nation de Thora.
L’HISTOIRE BLOQUEE
Que s’était il passé avant qu’Abraham ne descende en Egypte ? Dès qu’il pénétra dans le pays de Canaan, suivant en cela les ordres de D ieu, survint là bas une famine. D’après nos sages, il s’agissait même de la première famine de l’histoire. Ainsi Abraham ne peut accomplir le rôle qui est le sien. Les promesses divines ne se réalisent pas. Il n’a toujours pas d’enfant et cette terre promise, la famine l’en chasse…
Alors Abraham ne comprend pas, quand donc accomplira t il la mission de D ieu ? Il s’interroge et se remet en question. Il croit alors que dans sa personne profonde il y a encore un manque, une dimension qui lui fait défaut et qui empêche l’embrayage de l’histoire.
C’est qu’Abraham est tout entier l’homme de l’amour du prochain, celui qui a peur du particularisme, porteur de divisions.
D’ailleurs, tout au long de sa vie Abraham restera fidèle à son universalisme; lorsqu’il devra chasser Ismaël, ce sera pour lui une grande souffrance. Il cherchera même des alliances avec les philistins, ce qui lui sera sévèrement reproché par le Midrash.
Abraham est donc l’homme qui ne veut pas se démarquer. Il veut faire son travail d’éducateur, certes. Mais créer un peuple à part est un idéal qui lui semble au dessus de ses forces !
LE ROLE DE SARA
L’ordre de D ieu et Ses promesses ne s’adressent pas seulement à Abraham, mais à Abraham et Sara. Lorsqu’Abraham aura un fils de Hagar et qu’il placera en lui ses espoirs, D ieu lui rappellera : « Non, ce n’est pas lui, Je te donnerai un fils de Sara et c’est celui là qui sera considéré comme ton descendant[6] ».
C’est Sara qui a viscéralement compris le rôle national qui doit être celui du peuple juif.
C’est elle qui prendra l’initiative de faire épouser Hagar à Abraham. Elle tenait absolument, au prix de se sacrifier elle même, qu’Abraham crée un peuple. Elle ne voulait pas que son mari ne laisse comme héritage que le souvenir de ses bonnes actions. Et c’est toujours elle, et la contradiction n’est qu’apparente, qui prendra l’initiative de chasser Ismaël de la maison une fois qu’elle lui aura elle même donné une descendance et qu’elle aura compris qu’Ismaël ne suivrait pas la voie tracée par Abraham.
Cette qualité de Sara est soulignée par le Midrash qui dit que que la lettre Yod de Saraï (nom que portait Sara avant que D-ieu ne l’ait modifié) a été ajouté au nom de Hoshéa qui deviendra Yehoshoua (Josué). Josué est celui qui va réaliser la conquête du pays de Canaan, digne relais de Sara, qui, la première avait compris qu’Israël était une nation.
Au moment où Abraham quitte Israël pour se rendre en Egypte, il comprend qu’il doit renforcer ses liens avec sa femme pour débloquer l’histoire et réaliser la mission que D ieu lui avait imposée. Aussi lui dit il : « nous approchons d’Egypte et nous sommes devant un grand danger. Je peux choisir l’une ou l’autre action possible: soit me placer au-devant de la scène, déclarer que tu es ma femme et te défendre jusqu’à la dernière goutte de mon sang, soit que toi, Sara, entres dans la maison de Pharaon, et que cela soit par toi que la libération arrive ».
Mon choix, dit Abraham, s’est arrêté sur cette deuxième solution. Car je veux vivre grâce à ton intervention. Que sans toi je sois mort et que cela soit grâce à toi que je vive. Les liens qui nous lient en seront plus solides encore. La vie que j’aurai grâce à ton sacrifice créera entre nous des liens de sang, comme des parents et leurs enfants ou des frêres et soeurs; les liens de sang ne peuvent jamais être abolis. Tu seras ainsi ma soeur, non seulement ma femme.
Et c’est ainsi que ce supplément d’âme que j’aurai grâce à ma renaissance par toi permettra de débloquer l’histoire qui se trouve dans une impasse. Et c’est pour cela qu’il a ajouté: « on nous donnera des cadeaux » et grâce à toi, je vais pouvoir assumer mon rôle de peuple qui est de devenir également une puissance matérielle.
Cette lecture approfondie du texte de notre Paracha, qui a priori nous choquait, doit nous interpeller:
Participons nous à la création d’une nation sainte ou nous contentons nous d’une vie juive au niveau individuel ?
Suivons nous l’idéal tracé par Abraham et Sara?
________________________________________
[1] Genèse 12, 13
[2] Rachi sur Genèse 12, 13
[3] Nachmanide sur Genèse 2, 10
[4] Genèse 14, 12
[5] Genèse 12, 1 à 2
[6] Genèse 17, 21