Michpatim – Universalité des lois de justice de la Thora ?
Rav Shaoul David Botschko
Les non juifs sont ils concernés par la législation juive dont les grandes lignes sont décrites dans cette Paracha ?
Une grande autorité du Moyen âge a traité de cette question dans une Responsa. Il s’agit de Rav Moshé Isserlis de Cracovie (appelé aussi le Rema), le grand codificateur ashkenaze[1].
Certes les non juifs n’ont à respecter que les sept lois noachides. Ils ne sont pas tenus par les lois religieuses de la Thora. Mais parmi ces sept lois, il y a l’obligation d’établir au sein de chaque pays une justice qui se base sur un ensemble des règles qui sont les mêmes pour tous :
Tout comme Israël a l’obligation d’installer des tribunaux dans chaque région et dans chaque ville, de même les non juifs ont l’obligation d’installer des tribunaux dans chaque région et dans chaque ville[2].
La question que pose alors le Rav Isserlis est de savoir si ces règles doivent s’inspirer de la Paracha Michpatim et de toute la législation orale qui la prolonge. Il montre que cette question a déjà été traitée dans le Talmud Sanhédrin 56b.
Ce passage explique que les sept lois noachides se trouvent en allusion dans un verset du début de la Genèse :
Hachem Elokim ordonna à Adam : « Manger, tu pourras manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras point… »[3]
Quel est le mot qui fait allusion à l’obligation d’établir des tribunaux ? Deux opinions s’affrontent sur ce problème :
Pour Rabbi Yo’hanan, c’est du mot : « ordonna »; si D ieu donne des ordres à l’homme, c’est qu’Il n’accepte pas que règne l’anarchie. Aussi les hommes doivent-ils s’organiser pour empêcher le désordre. Il faut donc qu’ils organisent la justice.
Pour Rabbi Yits’hak, c’est du mot Elokim; en effet, ce mot est à priori inutile, il suffisait de dire « Hachem ordonna », pourquoi donc ajouter le mot Elokim ? Rabbi Yits’hak répond, le mot Elokim signifie également juge. En effet c’est bien ce sens qu’il a dans la Paracha Michpatim dans le verset : « Elohim tu ne maudiras pas ainsi qu’un prince de ton peuple »[4]. Elohim juxtaposé à prince ne peut pas signifier D-ieu, mais bien juge. Si c’est D ieu en tant que Juge qui s’adresse à l’homme, c’est qu’Il demande à l’homme de se conduire avec justice, telle est l’opinion de Rabbi Yits’hak.
Le Rema explique alors que ces deux éminents maîtres ne se disputent pas simplement sur le mot qui est à la source de notre obligation. Ce serait une controverse vaine et inutile. En fait, dit il, ils défendent tous deux une conception différente de la justice qui doit être pratiquée par les non juifs. Pour Rabbi Yo’hanan, il s’agit surtout d’empêcher l’anarchie. Ce que contiennent les lois n’est pas essentiel, pour autant qu’elles respectent les fondements du droit qui sont exprimés par les six autres commandements noachides. Ensuite les hommes ont le droit d’organiser la justice comme ils l’entendent. Pour Rabbi Yits’hak, l’exigence de justice est une exigence d’Elokim, une exigence du D-ieu d’Israël qui a révélé ses lois au Mont Sinaï. Ce sont ces lois là qui doivent être respectées par tous les hommes. Ce n’est donc pas une justice quelconque qui doit être appliquée, mais celle qui prend sa source dans la Thora.
HACHEM ELOKIM
C’est Hachem Elokim qui donna à Adam son premier commandement.
Le nom Elokim rappelle l’attribut de rigueur et de justice, celui de Hachem l’attribut de Miséricorde.
C’est de cette double dimension que tout droit doit s’inspirer. Nous avons montré dans le précédent article comment la Miséricorde intervient dans le droit. Rapportons aussi l’interdiction de réclamer son dû à son débiteur en difficulté tout comme de prendre un intérêt même raisonnable pour un prêt consenti. Il s’agit bien de la Charité érigée en droit.
Notre Paracha montre également des exemples de sévérité extrême. Le voleur, celui qui s’est emparé du bien de son prochain en cachette devra rembourser le double. Il ne suffit pas qu’il rende ce qu’il a pris, il lui faudra en plus ressentir lui même le mal qu’il a fait en se privant à son tour d’une somme équivalente à celle qu’il s’était appropriée.
Mais la Thora va plus loin encore : dans le cas du vol d’un mouton ou d’un boeuf, le coupable devra parfois rembourser plusieurs fois la valeur de ce qu’il a pris :
« Lorsqu’un homme volera un boeuf ou un mouton, qu’il l’égorge ou le vende, il payera cinq boeufs pour remplacer le boeuf volé et quatre moutons pour remplacer le mouton volé[5].
Certes, cette loi est limitée aux deux cas particuliers du vol du boeuf ou du mouton à l’exclusion de tout autre animal ou objet. Néanmoins, cette loi qui semble disproportionnée par rapport à la faute, existe. Elle a sans aucun doute valeur de symbole. En effet, le voleur en vendant ou en égorgeant la bête s’est interdit tout retour en arrière. Il ne pourra plus rendre la bête elle même; même s’il se repent il ne pourra plus réparer ce qu’il a fait, il ne pourra plus que dédommager. Il a rendu son vol définitif. Il s’est mis dans une situation que l’on pourrait qualifier de non retour.
La Thora le condamne avec une extrême rigueur, pour faire prendre conscience à tous les voleurs potentiels la gravité de leurs actes. Le Talmud[6] considère même que celui qui a volé son prochain peut être considéré comme s’il lui avait ôté la vie. Bien souvent, les êtres sont en effet très attachés aux choses et on ne peut mesurer la peine et la souffrance lorsqu’on prend aux hommes quelque chose qu’ils chérissent ou, comme dans la cas du boeuf et du mouton, ce qui est la source de leur gagne pain, le boeuf par sa force de travail et le mouton par la laine qu’il offre.
Toute justice est ainsi confrontée à une double exigence : prendre en considération les faiblesses humaines tout en n’occultant point la soif de justice absolue.
Seul Hachem Elokim peut nous indiquer comment concilier ces contraires. C’est le but de la Révélation au Sinaï de toutes ces lois qui concernent les rapports entre tous les êtres humains.
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[1] Responsa du Rema chap. 10
[2] Sanhédrin 56b
[3] Genèse 2, 16 et 17
[4] Exode 22, 27
[5] Exode 21, 37
[6] Baba Kama 119a
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